Sacrée carrière

Il suffirait d’une très grosse crise mondiale, genre que le pétrole atteigne des prix astronomiques, que conduire une voiture devienne un luxe ; genre que les abeilles désertent nos champs et nos campagnes, que les poissons disparaissent de nos océans, que la famine revienne hanter nos sociétés pour que tout ou presque change radicalement et que nous nous révélions à nous-mêmes tels que nous sommes vraiment. C’est ainsi qu’un régime autoritaire et discriminatoire pourrait se mettre en place sous les acclamations du peuple et que des boucs émissaires soient désignés à la vindicte populaire. Dans cette atmosphère, Claude, chrétien depuis toujours ou presque, fonctionnaire par conviction, serait appelé à faire un choix de carrière très pénible. En effet, il serait amené en tant que fonctionnaire à appliquer des lois contraires à ses opinions et sa religion. Que ferait-il ? Privilégierait-il sa carrière ou ses idées, sa foi ? Imaginons qu’il choisisse de démissionner comme il pourrait en avoir envie. Il deviendrait alors un paria aux yeux de la société, aux yeux des siens qui ne comprendraient pas qu’il puisse briser sa carrière pour défendre ces abominables personnes accusées de tous les maux par les journaux, les hommes politiques… Ces personnes pourraient être les homosexuels ou les francs-maçons etc … On n’a la dessus que l’embarras du choix ! Aurait-il ce courage ou ferait-il comme le plus grand nombre : appliquer ces lois avec ardeur pour les partisans ou résignation pour les opposants ? En vérité, comme toujours, il y aurait bien peu de résistants, surtout dans une ambiance de suspicion telle qu’on peut l’imaginer. Et parmi les résistants encore moins nombreux seraient ceux qui démissionneraient. Tout le monde continuerait à aller à son travail comme si de rien n’était. Les magistrats jugeraient et condamneraient ces boucs émissaires à la prison, voire même à la mort pour peu que dans ce climat cette peine soit rétablie. Rares seraient ceux qui s’opposeraient, qui prendraient le risque de mettre leur carrière en danger. Plus nombreux seraient ceux qui profiteraient de l’opportunité pour lancer ou relancer leur carrière. Des artistes oubliés ressurgiraient de l’abîme dans lequel ils étaient plongés pour écrire des chansons ou réaliser des films accablants les personnes considérées comme responsables de tous les maux. Des artistes en vue en feraient autant, histoire de ne pas rater cette occasion ou de ne pas rompre avec le succès. Ce serait l’escalade. Dans toutes les branches, les moins scrupuleux saisiraient l’opportunité pour favoriser leur carrière et prendre la place des plus réfractaires. Au sein des institutions, la compétition pour les places continuerait à plein régime et même davantage dans la mesure où les plus ambitieux auraient là la possibilité de se mettre en avant dans le but d’occuper des fonctions qui n’existaient pas avant la mise en place de cette nouvelle législation. Quant à Claude, il y a fort à parier qu’il finisse par faire comme les autres, fût-ce en courbant l’échine : mener sa carrière à terme, car faire carrière est sûrement ce qu’il y a de plus important pour beaucoup d’entre nous et nos proches auprès de qui il nous faut paraître au lieu d'être ce qu'on est vraiment. Oui, faire carrière à tout prix pour exister aux yeux des autres, voilà bien le plus important en société, non ?