Homer n’a jamais voulu être père au grand dam de ses parents qui auraient bien aimé devenir grands parents, mais aussi d’Ophélia qui avait fini par le quitter après toutes ces années à espérer qu’il consente enfin à lui faire un enfant.
A quarante ans passés, il n’avait pas l’intention de changer ni ses habitudes ni sa façon de penser. Depuis quelques temps cependant il s’était remis au sport, quand il s’est aperçu qu’il prenait du poids, et surtout de l’embonpoint, en particulier au niveau du ventre. Ne voyant aucun résultat malgré ses efforts tant au niveau de l’activité physique qu’il pratiquait que de son régime alimentaire qu’il voulait équilibré, il alla consulter.
Intrigué, son médecin lui prescrit une échographie de l’abdomen qu’il réalisa quelques jours plus tard, et quels ne furent pas sa surprise et surtout son effroi quand il apprit qu’il allait devenir mère, lui qui n’avait jamais voulu être père. Et en fait non, pour être exact il serait à la fois père et mère en même temps.
Tout de suite après s’être rendu compte que ce n’était pas une plaisanterie, il manifesta son intention de se faire avorter, mais on lui répondit que dans son cas c’était impossible, car d’abord ce droit était réservé aux femmes, et ensuite il se trouvait que manifestement il avait dépassé la période au cours de laquelle cela aurait pu être possible s’il avait été une femme. Il fut choqué, scandalisé, traumatisé, mais ce n’était que le début car évidemment l’affaire fut médiatisée et tout le monde en parlait. Il n’osait plus sortir de chez lui tant les journalistes s’agglutinaient devant son domicile à l’affût de la moindre réaction de sa part. Il était désespéré et n’en dormait plus la nuit. Il ne savait plus quoi faire. Il envisageait de faire un procès mais il ne savait pas qui attaquer. Devait-il attaquer le corps médical qui lui refusait l’accès à l’avortement ? Devait-il attaquer l’État qui n’avait pas prévu d’accorder ce droit aux hommes ? Devait-il attaquer la nature pour lui avoir joué ce mauvais tour ? Il commençait à penser au suicide quand Ophélia, informée comme tout le monde l’était, vint le trouver pour lui faire une étrange proposition, et voici ce qu’ils se sont dit au cours de cette entrevue.
Oph. : Comme je sais que tu ne peux te résoudre à assumer ce rôle qu’on veut t’imposer, je viens te proposer de m’occuper de l’enfant dont tu ne veux pas. J’ai toujours voulu avoir un enfant de toi, tu le sais bien, même si je n’envisageais pas la chose de cette manière, mais je m’en contenterai. Tu me connais bien et tu sais parfaitement que je serai une bonne mère.
Hom. : Oui, j’en suis persuadé, et je crois bien que je ne peux qu’accepter, puisqu’on ne me laisse guère le choix. Tu sais très bien en effet que je serais incapable d’assumer ce rôle de père et encore moins de mère, et d’ailleurs cette idée de te confier cet enfant avait déjà commencé à germer dans ma tête en ébullition avant que tu viennes me la proposer.
Oph. : Je suis ravie que tu sois resté lucide, non pas que j’en doutais, mais je me demandais quand même si face à ce qu’il t’arrive tu aurais encore les idées aussi claires que d’habitude.
Hom. : C’est vrai que j’ai le cerveau qui me donne l’impression de vouloir exploser tant il fonctionne ces derniers temps en surrégime, mais parmi toutes les solutions que j’ai pu envisager, y compris les pires, celle-là reste la plus sage, même s’il me faudra du temps pour accepter d’avoir été obligé à mettre au monde un enfant dans ce monde que je trouve, comme tu le sais, tellement dur. La nature s’est bien jouée de moi. Dieu est manifestement moqueur et se plait à contrarier ce que j’avais programmé, c’est-à-dire de ne jamais devenir père, et à fortiori encore moins mère. C’est vraiment la pire chose qu’on aurait pu me faire, et il me l’a faite. Je le savais cruel, et il l’est encore plus que je ne le pensais. Dieu est en effet très dur, tout comme d’ailleurs ce monde bien à son image.
Oph. : Il voulait peut-être juste que tu te soumettes à sa volonté, et comme tu t’es rebellé, alors il te l’a imposée. Car tu es vivant et il me semble que c’est la règle : tout ce qui vit doit contribuer à la reproduire, la vie, dans la mesure du possible bien sûr.
Hom. : Il n’avait alors qu’à m’en donner l’envie en me faisant vivre dans un monde moins dur. Mais non, lui en fait, il voudrait m’obliger à aimer cette dureté alors que je l’ai en horreur.
Oph. : Tu ne crois pas que tu exagères un peu, le monde n’est pas si dur que ça.
Hom. : Regarde donc autour de toi, il y a des guerres partout, qu’elles soient militaires, économiques, politiques, sociales, culturelles, idéologiques, religieuses ou que sais-je encore … La compétition, le conflit sont omniprésents entre les hommes, entre les femmes, entre les femmes et les hommes. On ne supporte plus la différence, mais ne l’a-t-on seulement jamais supportée ? Et de nos jours l’intolérance ne tend pas à faiblir.
Oph. : La compétition et le conflit sont peut-être le moteur de la vie, qui sans cela risquerait peut-être d’être bien ennuyeuse.
Hom. : L’ennui est aussi le terreau sur lequel poussent l’imagination et la création artistique. Moi je n’ai pas peur de m’ennuyer de temps en temps, et puis non, d’ailleurs je ne m’ennuie pas tant que ça, puisque j’ai toujours quelque chose à faire qui m’intéresse, pourvu que ça ne soit pas dans une atmosphère de conflit ou de compétition, ce qui aurait plutôt comme conséquence de m’inhiber au lieu de me motiver. Moi je préfère de loin la coopération à la compétition. Mais je sais qu’il n’y aucune chance que cela change. Je suis convaincu que les choses resteront toujours les mêmes, qu’il y aura toujours la guerre, quelle que soit sa forme, et voilà pourquoi je n’ai jamais voulu faire d’enfant, voulu concevoir ne serait-ce qu’un soldat supplémentaire pour cette guerre qui n’en finit pas, ou qui finit pour mieux reprendre un peu plus tard. La guerre est la règle dans ce monde et la paix est l’exception. Pourtant, je n’ai jamais été non plus un extrémiste de la coopération, puisque je me serais déjà largement contenté d’un monde avec juste un peu moins de compétition et un peu plus de coopération. Mais voilà, même ça, ça ne risque pas d’arriver un jour, vu l’état du monde et de son mode de fonctionnement actuel. Et encore je dis actuel, mais en fait non, car il a toujours fonctionné sur ce mode là. Il est dur, a toujours été dur et le restera toujours.
Oph. : Mais toi aussi tu es dur. Toutes ces années où je t’ai supplié de faire de moi une mère, tu as refusé. Ce n’est pas dur ça peut-être ?
Hom. : Nous y voilà. Toi en fait tu aurais voulu que je sois moi et en même temps un autre. Si nous avons été attirés l’un par l’autre, c’est parce que tu étais ce que tu étais et que j’étais ce que j’étais, c’est-à-dire moi et non pas un autre, et s’il te plait sois sincère, ne nie pas qu’à ce sujet jamais je ne t’ai caché mes intentions. Mais au fond, tu aurais aussi voulu que je change pour que toi tu puisses t’épanouir dans ton rôle de mère, même si moi au contraire j’aurais été mal à l’aise dans mon rôle de père. C’est de l’égoïsme, admets-le, puisque tu aurais voulu que je me sacrifie par amour pour toi, alors que toi tu n’envisageais même pas un instant de renoncer à ton désir d’enfant, pour que moi je puisse continuer à me respecter tel que j’étais. C’est un peu comme si tu avais épousé un homme de gauche (ou de droite) et que tu lui demandes de devenir de droite (ou de gauche) pour te faire plaisir. C’est en effet quasiment du même ordre. C’est de toute façon abusif.
Oph. : OK, admettons que je sois, au moins un peu, égoïste, mais toi aussi tu l’es, car tu ne penses qu’à toi et pas à cet enfant dont j’ai toujours eu envie et que tu ne voulais pas. Qui te dit en effet que cet enfant n’aurait pas aimé lui aussi venir au monde ?
Hom. : C’est là que le bât blesse, car puisque je trouve ce monde trop dur, j’envisage tout naturellement que cette dureté aurait également été lourde à porter par cet enfant, toute aussi difficile à supporter par lui qu’elle l’a été par moi. Et si au contraire, il avait été dans cette dureté comme un poisson dans l’eau, c’est peut-être moi qui aurais pris mes distances à son égard. En effet, s’il avait aimé cette dureté, cela aurait voulu dire que lui-même serait sans doute quelqu’un de dur et comme moi je n’apprécie guère la dureté de la plupart des gens qui composent ce monde, tu te doutes bien qu’il y aurait eu comme un problème.
Oph. : De toute façon dans le cas présent, comme ce n’est pas ton choix, au moins ne devrais-tu pas te sentir coupable de mettre au monde cet enfant, puisque ce n’est pas toi qui l’auras décidé. Tu n’es pas responsable en effet d’avoir voulu le faire venir dans ce monde, puisque tu y es contraint et forcé, un peu comme une femme violée à qui l’on aurait refusé le droit d’avorter, ou un peu comme si en somme tu avais adopté un enfant que d’autres auraient conçu. C’est à eux de supporter cette responsabilité, pas à toi. Toi, tu es en quelque sorte dans la situation de quelqu’un qui, devant le fait accompli, va devoir assumer un rôle de bienfaiteur, voire de sauveur d’un enfant que ceux qui l’ont conçu t’auraient abandonné. Tu as le beau rôle en définitive. Un rôle noble comme il y en a peu.
Hom. : Sauf que c’est un rôle que je n’ai jamais voulu jouer, et que d’ailleurs, si tu n’étais pas venue me faire cette proposition, j’aurais été totalement incapable de jouer. J’ai déjà tellement de mal à m’occuper de moi, que je n’arrive même pas à imaginer comment concrètement j’aurais bien pu prendre en charge cet être auquel en revanche tellement de parents potentiels, mais qui n’arrivent pas à le devenir, auraient adoré pouvoir accorder toute l’attention nécessaire et fournir tous les soins dont il aurait pu avoir besoin, alors que moi, ça, tu ne le sais que trop bien, ce n’est pas du tout mon truc, comme on dit de nos jours.
Oph. : Pour ça, tu n’as pas à t’en faire, j’y arriverai très bien toute seule, sauf si un jour tu te sens capable de venir le faire à mes côtés. Mais je sais que si ce jour arrive, à l’heure qu’il est, il est encore lointain. Cela, seul l’avenir nous le dira. Pour l’instant, contentons-nous de nous organiser, de nous préparer à l’arrivée de l’enfant, pour ne pas être pris au dépourvu quand il sera là. Pour le reste ne mettons pas la charrue avant les bœufs.
Vous l’aurez bien sûr compris, cette petite fable est une farce (tout autant qu’un drame par ailleurs). Mais n’empêche que si c’était vraiment arrivé, l’égalité des sexes en aurait pris un sacré coup, vous ne trouvez pas ?
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