Comme chaque matin, je me sens fatigué. J’ai mal dormi, en tout cas pas assez. Mais il faut retourner au bureau pour travailler et surtout supporter la compagnie de mes collègues toute la journée. Elle va être longue la journée, comme toutes les journées. Cela commence par les salutations d’usage. Je ne fais pas la bise, je ne suis pas normal. Moi je serre la main. Je réserve la bise aux proches et aux amies. Je ne mélange pas le travail et le plaisir. Je ne dis pas que je n’aurais pas envie de faire la bise à certaines de mes collègues et peut-être même à la plupart, mais comme je ne veux pas faire de jalouses, je ne la fais à personne. Je hais l’hypocrisie de ces gens qui s’embrassent et passent leur temps à se dénigrer. Je n’ai pas choisi mes collègues. Aussi je trouve excessif de devoir les embrasser pour dire bonjour. La seule à qui j’aurais pris grand plaisir à la lui faire ne travaille pas dans le même service que moi, et puis elle est mariée. Je la connais depuis le lycée, mais si je ne la faisais qu’à elle, on dirait que je lui fais la cour. C’est pourtant à elle que j’aurais surtout envie de la faire et peut-être à d’autres encore que je trouve sympathiques, mais sûrement pas à tout le monde. Ce n’est pas qu’on me le reproche, mais je sens bien qu’on aurait préféré que je fasse comme tout le monde : la bise. Au moins avec mes collègues masculins, le problème ne se pose pas, si tant est que l’on puisse parler de problème. Mais ils sont rares mes collègues masculins au bureau et d’ailleurs, ce n’est pas forcément avec eux que je m’entends le mieux. Je travaille au Bureau d’Aide Sociale, rebaptisé depuis peu CCAS, Centre Communal d’Action Sociale. Établissement public communal, il est présidé par le Maire, mon employeur. La mairie se trouvant à quelques mètres du CCAS, autant dire que l’on travaille ensemble. Je fais d’ailleurs partie du personnel communal même si mon lieu de travail concret se trouve matériellement au CCAS. C’est là que je passe le plus clair de mon temps en compagnie de Valérie, Madame Mine et de Madame Mercedes, la directrice ou plutôt devrais-je dire la responsable du service depuis que la véritable directrice a été mise au placard pour d’obscures raisons politiques sur lesquelles, étant obscures, je n’ai pas beaucoup d’éclairage, et encore moins d’éclaircissement. Il y a aussi Odette qui travaille à l’accueil et deux ou trois autres filles (parfois un gars) qui viennent faire leur stage au CCAS, mais elles ne comptent guère. C’est cruel car elles font souvent le même boulot mais à mi-temps. On les considère comme nos assistantes mais pas vraiment comme nos collègues. C’est comme ça. Ce n’est pas moi qui ai fait le monde tel qu’il est. Je fais avec, c’est tout. Odette aussi travaille à mi-temps, mais en tant que fonctionnaire. Elle a été embauchée selon la rumeur parce que son père était conseiller municipal. Étourdie, et peut-être incompétente, je l’ignore, il lui arrive de ne pas enregistrer comme elle le devrait sur le papier le travail qu’elle fait en recevant les assistés notamment pour la délivrance des « bons bleus » (le système existant avant la CMU) permettant aux bénéficiaires ayant accès à l’aide médicale d’urgence de se faire soigner gratuitement. Son travail consiste à les délivrer après vérification d’ouverture des droits et à les enregistrer sur des fiches cartonnées. Les dossiers, c’est Valérie et Mme Mine qui les constituent, chacune se répartissant la moitié du travail ou devrais-je dire la moitié des bénéficiaires suivant une répartition basée sur l’ordre alphabétique du nom desdits bénéficiaires.
La journée était bien partie ; dehors le soleil brillait et les administrés étaient souriants. C’est alors que madame Mine explosa une énième fois à propos d’Odette qui avait encore oublié d’enregistrer le bon qu’elle avait délivré à moins qu’elle n’avait délivré un bon alors que les droits étaient éteints, je ne me souviens plus exactement : « c’est incroyable, encore une erreur … et dire que ma fille est au chômage et qu’on a embauché une incapable ». C’était toujours la même litanie qui en définitive s’avérerait finalement payante puisqu’un jour sa fille, tout comme elle-même le fut jadis, finira par être embauchée au CCAS. Eh oui, ça se passe aussi comme ça dans notre beau pays, et pas seulement dans l’Administration. Après ça, Odette était bien sûr en pleurs mais madame Mercedes qui craignait que la foudre lancée par madame Mine ne lui retombe dessus fit semblant d’être occupée dans son bureau. Les gens présents se demandaient ce qui pouvait bien se passer et souriaient. Personne, moi y compris, n’alla réconforter Odette qui toujours en larmes était restée à son bureau à l’accueil. Mais brave fille, elle sécha ses larmes et reprit le dessus. Elle n’allait tout de même pas répondre puisque fautive elle était, et puis Mme Mine avait largement l’âge d’être sa mère. Etait-ce de la pure méchanceté ou le calcul machiavélique, la ténébreuse machination d’une mère prête à tout pour faire embaucher sa fille ? Je crois que je ne suis pas prêt d’arrêter de me le demander. Pour l’heure, ce qui m’intéressait avant tout, c’était le moyen de quitter ce maudit service. J’avais demandé un rendez-vous avec le maire afin de lui demander s’il n’était pas possible compte tenu de mes compétences de changer de fonctions. Mais pas moyen d’obtenir ce rendez-vous, à croire qu’il ne voulait pas me recevoir. Finalement, c’est par hasard que je réussis à obtenir une entrevue improvisée au cours de laquelle après lui avoir exposé mes doléances il m’apprit que Madame Busdona, chef du personnel, allait partir bientôt à la retraite et qu’il m’annonça : « on a pensé à toi pour reprendre le poste ». Je quittais l’entretien ravi. Le lendemain matin, je m’installai à mon poste de travail quand je vis le maire sortir du bureau de Mme Mercedes en me regardant d’un drôle d’air. J’ai tout de suite pensé qu’il était venu voir la directrice pour parler de mon avenir au sein de l’administration communale. Cet air bizarre qu’il afficha en me regardant ne m’inspira rien de bon mais comme je n’avais pas le choix, je décidais de suivre le dicton anglais : « Wait & See ». J’attendis donc et je vis. Quelques semaines plus tard en effet, je vis Mme Busdona en personne venir nous présenter sa remplaçante. Imaginez ma stupeur ! Que s’était-il passé depuis mon entretien avec le maire ? Que s’était-il dit dans le bureau de Mme Mercedes le jour où le maire était venu la voir pour, comme je l’ai toujours pensé, parler de moi ? Eh bien je ne l’ai jamais su. Ce qu’en revanche j’appris à mes dépens, c’est que non seulement je ne serais pas le remplaçant de Mme Busdona mais qu’en plus mon stage de titularisation serait prolongé de six mois. Et aujourd’hui encore, je ne sais toujours pas pourquoi. Pourtant quelques jours plus tard, revirement providentiel, je me retrouvais muté au secrétariat général où j’allais exercer les fonctions d’assistant juridique. Je n’ai jamais cherché à savoir ce qui avait justifié ce bouleversement, trop content que j’étais de quitter le CCAS. Et c’est ainsi que je devins pendant quelques années à moi tout seul pour ainsi dire le service juridique de la mairie, mais sans toutefois avoir le salaire qui aurait dû aller avec évidemment, bien qu’il s’agisse là déjà d’une toute autre histoire.
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