Voici venu le temps des gestionnaires. Aujourd’hui (mais était-ce si différent hier ?), on gère tout, son argent comme son temps (d’ailleurs le temps n’est-ce pas de l’argent ?) ou même ses sentiments, on capitalise, on investit … c’est le vocabulaire des temps modernes. La santé même n’y échappe pas : c’est un capital à préserver (le capital-santé). Il y a même des écoles où l’on apprend à devenir des machines performantes, d’où l’on sort après avoir vendu son âme, à moins qu’elle n’ait été vendue depuis longtemps par des parents prêts à tout pour donner à leur progéniture une éducation propice à leur offrir une bonne place dans la société. Sorti major d’une école de commerce, Jean-Marc avait épousé Julia qu’il avait rencontrée au cours de sa scolarité. Moins douée que lui, elle avait arrêté ses études plus tôt pour entrer dans la vie active. Elle travaillait dans une boîte de pub et gagnait bien sa vie. Elle aurait pu se suffire à elle-même, mais elle accepta d’unir sa destinée à Jean-Marc qui promettait un avenir radieux. Jean-Marc était à présent cadre commercial d’une enseigne de grande distribution et ne comptait pas en rester là. Ambitieux et parfaitement formé aux techniques commerciales et de la communication, il savait très bien où il allait et comment y parvenir. Pour soigner son image, il avait besoin d’une épouse qui partage sa façon de voir et qui soit prête à le suivre dans son évolution de carrière. Envieuse de la réussite de Jean-Marc, Julia était parfaite pour ce rôle. Il se trouvait qu’en plus, ils se plaisaient physiquement l’un à l’autre. Dix ans plus tard, il était directeur commercial, père de deux enfants, propriétaire d’une résidence principale aux deux-tiers remboursée et socialement bien à l’aise. Tout lui avait réussi, tout avait fonctionné comme prévu. Une famille qui tournait comme une entreprise en plein essor, il était comblé. Pour les vacances, il envisageait l’acquisition d’une résidence secondaire et avait déjà une idée sur la localisation du projet. Bref tout allait bien quand une visite chez le médecin remit tout en question. Depuis quelques temps déjà, il avait remarqué des tremblements intempestifs de ses membres, mais il mettait cela sur le compte du stress. Cependant, comme cela continuait, il consulta et là le constat fut aussi absolu que violent : maladie de Parkinson ! Le monde s’écroulait, tous ses projets s’effondraient. Comment allait-il annoncer cela à sa femme, était la première question qu’il se posa, car s’il se doutait qu’elle pourrait s’en servir pour le quitter, et c’est bien ce qui se passa quelques années plus tard, certes pour un autre motif invoqué, mais était-ce la vérité ? Les amis eux aussi autrefois si nombreux l’abandonnèrent ; c’est que Jean-Marc jadis si brillant était devenu l’ombre de lui-même aussi bien sur le plan physique, ce qui était normal vu sa pathologie, que sur le plan intellectuel : il ruminait son passé et son absence d’avenir. Ses enfants encore jeunes ne comprenaient pas que leur père soit devenu ce qu’il était ; la différence avec ce qu’il était avant étant si grande qu’ils avaient l’impression d’avoir un nouveau père dont ils ne connaissaient pas le mode d’emploi. L’ancien était actif et toujours parti, le nouveau, lui, était toujours à la maison et constamment malade. Et c’est ainsi qu’à présent, le plus souvent seul chez lui, Jean-Marc, qui avait mené sa vie comme on gère un capital, avait désormais tout le temps de se demander ce qui finalement dans la vie est … capital.
Alain G
Capital
Dernière mise à jour : 23 avr. 2021
Comments