Allongé sur le lit usé de ma chambre d’étudiant, le regard vague en direction du plafond subtilement décoré par l’humidité d’une constellation de petites tâches noires, grises et jaunes, je laissais à nouveau mes pensées m’entraîner comme à chaque fois que j’en avais l’occasion, parfois jusqu’à l’obsession, sur le chemin incertain des questions fondamentales, d’ailleurs si fondamentales qu’elles n’intéressent plus guère aujourd’hui que quelques farfelus dont visiblement je faisais déjà partie, mais très secrètement comme il convient à celui qui veut s’éviter les railleries et les quolibets du genre inhumain … aujourd’hui où tout ce qui ne sacrifie pas au culte rendu à l’efficacité, à la performance et à la productivité est tout simplement considéré comme perte de temps, complètement inutile sinon totalement ridicule. Et comme à chaque fois, je revenais de ce voyage, fort intérieur, avec en tête les mêmes questions qu’au départ, si ce n’est plus encore : La vie commence-t-elle à la naissance pour s’arrêter à la mort ? Les religions ne sont-elles qu’une invention de l’esprit pour calmer l’angoisse existentielle inhérente à la condition humaine ou y a-t-il finalement un Dieu derrière tout cela ? N’est-ce qu’une question de hasard, et qu’est-ce au fond que le hasard ? Le hasard n’est-il rien d’autre que la survenue absolument aléatoire sans la moindre loi s’imposant à lui d’événements qui auraient tout aussi bien pu ne pas arriver, ou n’est-il qu’une manière d’expliquer le monde, au même titre que l’est le destin pour d’autres ? Quel est le sens de la vie, si toutefois la vie doit avoir un sens ? Faut-il seulement lui en donner un ou doit-on juste vivre aussi intensément que possible l’instant présent pour exister au maximum avant que ne survienne la fin ? Etc. Etc. Etc. C’était plus fort que moi, et je le savais déjà, j’y retournerais bientôt, dès que je le pourrais (ou voulais-je seulement l’espérer, sachant peut-être inconsciemment que ce ne serait pas de sitôt). Mais pour l’heure, il me fallait retourner en fac pour suivre ce cours dont je me serais bien volontiers passé s’il ne comptait autant à l’approche de mon partiel. A cette époque, je croyais encore que je deviendrais avocat au service des causes perdues et des déshérités de cette société, à quoi je m’imaginais me consacrer avec l’énergie et l’arrogance de la jeunesse qui ne doute de rien. Je me voyais déjà plaidant avec ardeur devant les tribunaux du monde entier au secours des SDF, des squatters, des émigrés, des exclus en tous genres que l’on ignore ou que l’on regarde avec condescendance, si ce n’est mépris, et que toujours on exploite sans vergogne. Quand j’y repense, j’en souris, mais avec cette fois l’amertume de celui qui sait s’être trompé en menant la vie que tout le monde attendait de lui, et non celle à laquelle il ne peut plus que rêver aujourd’hui. Car si je suis bien devenu avocat et d’ailleurs paraît-il assez brillant, je n’ai pourtant pas arrêté de me tromper tout au long de ma vie. Moi qui rêvais de plaidoiries fulminant contre l’injustice de ce système, je le défendais à présent avec tout le talent nécessaire à la sauvegarde des intérêts des puissants de ce monde. J’avais vendu mon âme au diable et feignais de l’ignorer jusqu’à ce qu’il ne me soit finalement donné de m’en rappeler comme en un instant figé entre frayeur et effroi.
Ce fut le 1er février de cette année que j’aurais aimé pouvoir oublier ou définitivement rayer de mon calendrier ; maudite année que je préfère aujourd’hui ne plus chercher à situer dans le temps, tant il me semble s’être depuis comme arrêté pour l’éternité ; c’est donc le 1er février de cette funeste année-là que mon destin a basculé du côté sombre qui pourtant alors m’apparaissait tellement lumineux et si prometteur pour l’avenir. Ce jour-même où après cette énième séance de méditation, qui s’est finalement avérée être la dernière avant longtemps, je m’étais rendu à la fac pour suivre ce cours auquel je me serais tellement abstenu d’assister s’il n’y avait en vue ce fichu partiel d’examen. Que s’était-il donc passé ce fameux jour de cette triste année-là qui désormais sonne à mes oreilles comme le glas de mes lointaines espérances ? C’est tout simplement ce jour-là que j’ai rencontré celle qui allait devenir ma femme et la mère de mes deux enfants. Quelle ironie pour moi qui depuis toujours rêvais de liberté en dehors des contraintes de la famille et du mariage. Je me serais bien vu en séducteur ou plutôt homme à femmes, éternel célibataire et surtout sans enfant. Et voilà à présent que j’en avais deux pour la pension desquels il aurait fallu maintenant que je me démène deux fois plus qu’autrefois, alors que bien au contraire je travaille désormais deux fois moins qu’avant, ce que je trouve pourtant encore bien trop qu’il n’en faudrait pour que la vie ne soit pas seulement un temps de labeur consacré à l’accumulation des biens, mais aussi le lieu choisi par l’être pour se déployer et se révéler à lui-même. Car bien sûr, je suis divorcé…même si cela a malgré tout duré près de 20 ans. Presque la perpétuité, quand j’y songe, et encore avec les remises de peine, en serais-je peut-être sorti avant… de cette prison sans barreaux ! Et où est donc le temps passé où je rêvais de fréquenter les cercles libertins que je me plaisais à imaginer tout aussi libertaires que libertins ? Comment ai-je pu me laisser enchaîner aux institutions aussi facilement ? Comment ai-je pu aimer cette femme à qui aujourd’hui j’ai à peine envie de parler ? Nous avons pourtant travaillé ensemble parfois jours et nuits pour créer ce cabinet d’affaires auquel elle tenait tant. Elle aussi était avocat, ou devrais-je dire avocate, car elle y tenait beaucoup à cette féminisation de la profession, comme pour se prouver que la femme d’affaires froide et avisée qu’elle était devenue, et qu’au fond elle était sans doute depuis toujours, n’avait pas complètement dévoyé l’idéal féministe dont elle aimait à se réclamer, parce que jadis, alors étudiante, elle avait manifesté contre l’inégalité au travail faite aux femmes, et même une fois avocate en tout début de carrière, défendu deux victimes de harcèlement dont l’une, autant que je m’en souvienne, aurait à mon humble avis mérité d’être reconnue bien plus victime d’hystérie que de harcèlement, tant les propos tranchés sur la gente masculine qu’elle tenait violemment et bruyamment à peine installée dans la salle d’attente sortaient de sa bouche avec la puissance d’un volcan crachant de la lave en fusion. C’était même là, je crois, sa première affaire, et aujourd’hui l’un de ses plus grands titres de gloire d’ancienne militante fière de l’avoir été, et en effet c’est l’évidence : on ne peut être et avoir été !
Nous avions pourtant fait tant de choses ensemble depuis ce 1er février où hélas je l’ai rencontré : Même promotion, mêmes diplômes, mêmes études pour en arriver là…Quelle foutaise ! Et ces enfants, des adolescents à présent, presque des adultes qui comme moi feront des études de droit, car leur mère en a décidé ainsi depuis tellement longtemps et avec tant de détermination qu’il semblerait totalement illusoire de vouloir s’y opposer, ce qui d’ailleurs n’est pas leur intention, puisqu’ils partagent comme naturellement avec elle les mêmes valeurs, à croire qu’ils en ont hérité génétiquement contre aucune des miennes, que par amour pour elle, j’avais mis de côté pour n’épouser que les siennes. Il serait vain d’ailleurs pour moi qui les aie tant d’années partagées aussi, de vouloir maintenant les en détourner. Leur vie est déjà toute programmée ou quasiment : un plan de carrière avec le mode d’emploi. Il suffit de suivre les indications de la notice et de se laisser guider du berceau jusqu’au cercueil. Une vie de merde que l’on finit par apprécier jusqu’au jour où l’on se réveille dégoûté d’en avoir tant mangé sans comprendre comment il a été possible qu’on ait pu l’aimer à ce point pour si longtemps en redemander. Pour eux à présent, je ne suis guère plus qu’un minable qui a tout gâché, un perdant dont ils ont honte, et poliment honte d’avoir honte, sans oser le dire. Mais je les entends presque le penser à chaque fois qu’il m’arrive de les revoir … heureusement pour nous, pas trop souvent. Car à vrai dire, on ne s’aime pas vraiment. S’est-on d’ailleurs jamais aimé ? Sait-on seulement encore ce que cela veut dire qu’aimer ? Et d’abord, l’amour est-il obligatoire entre parents et enfants ? Certes, c’est généralement le cas, mais après tout, pourquoi faudrait-il toujours qu’un enfant aime ses parents et inversement ? Evidemment, en les concevant, les parents s’engagent en principe à élever leurs enfants, mais qu’a donc à voir somme toute l’amour là-dedans ? On confond amour et éducation. On peut éduquer un enfant par amour, tout aussi bien ou tout aussi mal, qu’en ne l’aimant pas. Bien sûr, on souffre davantage, mais la vie n’est-elle pas un apprentissage, et tout apprentissage ne s’accompagne-t-il pas toujours peu ou prou de souffrance ? Que vaudrait un effort sans la moindre souffrance, même si dans l’absolu, rien n’empêche d’y joindre le plaisir ? L’amour n’est pas un dû, l’amour ne se commande pas, il vient on ne sait comment et disparaît parfois tout aussi mystérieusement qu’il est apparu. C’est vrai entre adultes, comme entre enfants, mais tout aussi sûrement entre enfants et parents, quoiqu’il ne soit pas convenable de l’admettre. On se ment très souvent entre nous et à nous-mêmes à vouloir croire, et pire encore faire croire aux autres ce qui n’est pas, parce qu’il ne serait pas correct de faire autrement. Alors tout le monde fait pareil et perpétue, telle une ancienne tradition, le vieux mensonge qui à force finit par devenir réalité, et non pour autant vérité, ni, aussi réelle fût-elle, qu’une illusion serait moins trompeuse dans la réalité que dans une fiction. Oui je sais, l’idée qu’un père puisse ne pas aimer ses propres enfants est choquante, je l’admets, à ceci près que ce qui en découle tacitement semble l’être tout autant, sinon plus encore ! Peut-on nier en effet que refuser au père le droit de ne pas aimer ses propres enfants, c’est aussi implicitement plus ou moins, dès lors qu’il aime les siens, lui reconnaître le droit de détester les enfants des autres ?
On me dira certes que préférer ses enfants à ceux des autres ne veut pas dire non plus les détester, sauf que ne pas les détester ne signifie pas forcément non plus les aimer. On préférera donc sans doute plus sûrement, sans pour autant l’accepter vraiment, un enfant qui n’aime pas ses parents à un parent qui n’aime pas ses enfants, parce qu’après tout un enfant n’a jamais choisi d’avoir de parents et que le contraire n’est pas vrai … enfin pas toujours. Car en ce qui me concerne personnellement, s’il est exact qu’ils n’ont jamais demandé à être mes enfants avant qu’on ne m’impose à eux comme parent, il est tout aussi exact que je ne les ai jamais réellement désirés, mais les ai juste fait pour satisfaire celle que j’aimais alors aveuglement. Qu’on se rassure cependant, je ne me cacherai pas derrière cette excuse pour fuir ma responsabilité. J’espère sincèrement pouvoir toujours être là pour eux, surtout si un jour, tout comme moi aujourd’hui, ils se rendent enfin compte de l’erreur qu’aura été leur vie, une vie en « costume-cravate » au cours de laquelle on finit par épouser « un tailleur deux pièces » avec qui on fait des petits que l’on programme à faire comme leurs parents et ainsi de suite. Je suis bien conscient en effet que pour mes enfants, même si au fond ils ne m’aiment guère plus que moi, je serai toujours malgré tout le seul père qu’ils auront, et personne n’y peut plus rien changer. Néanmoins, de là à choisir le mensonge, en tout cas pour moi-même, en me racontant faussement que j’aime ces enfants en qui je ne me reconnaît nullement … Il suffira déjà amplement, que je préserve (lâchement si l’on veut) les apparences aux yeux du monde extérieur, le mensonge étant finalement moins douloureux que la vérité. Je me reprocherai toujours de ne pas m’être opposé à l’éducation voulue par leur mère, à qui j’avais hélas laissé carte blanche ; de ne pas leur avoir proposé un autre modèle que celui qui leur a été imposé et auquel malheureusement j’ai adhéré toutes ces longues années. Ah, si seulement je pouvais revenir en arrière. Mais ce qui est fait ne peut hélas plus être défait. Alors avec ou sans amour, j’assumerai jusqu’au bout mon rôle et ma responsabilité. Ce sera bien sûr sans, car l’amour ne se décrète pas et ce n’est pas seulement parce que je n’aime plus celle qui fut ma femme que je n’aime plus aujourd’hui ses enfants, par ailleurs également les miens. Ce n’est pas davantage parce qu’ils préfèrent leur mère que mes enfants n’aiment plus leur père, mais plus sûrement parce que je leur donne l’image désagréable d’un pauvre raté, et que de leur côté ils me renvoient celle de celui que je suis devenu par amour, et qu’avec tellement d’entrain ils s’apprêtent à devenir à leur tour. Voilà donc ce qu’il en est, aussi regrettable que cela soit, s’il faut que je sois honnête avec moi : cette progéniture, pour moitié aussi la mienne, en laquelle cependant je ne reconnaît aujourd’hui rien de moi, ne m’inspire à l’heure qu’il est aucun sentiment d’amour véritable. Je les vois d’ailleurs à peine et apparemment ils ne s’en portent pas plus mal ni plus que moi. Ce sont pourtant des enfants modèles qui feraient la joie de ces bourgeois qui font les bons parents, des enfants si bien élevés en qui personnellement je ne vois hélas rien d’autre que deux petits robots qui feront sans doute d’excellents avocats, à moins qu’ils ne deviennent notaires ou huissiers. Bref, de futurs enculés comme aurait pu dire ironiquement un de mes anciens amis que pour satisfaire mon ex-femme, qui le trouvait trop grossier, j’ai cessé de fréquenter il y a bien des années. Le seul pourtant qui me faisait toujours rire, mais qui ne le fera plus jamais, puisqu’il est mort dans un accident peu de temps après notre « éloignement ».
Au fait, pourquoi nous qualifiait-il d’enculés ? Car avocat, lui-même en était un, mais un de ceux qui savent encore ne pas trop se prendre au sérieux. Il disait : « Je suis devenu un enculé, le jour où je me suis faire « maître », mais ce ne fut pas trop douloureux, car je me suis fait maître en droit au bon endroit. En effet avocat dans les beaux quartiers, ça paye quand même mieux qu’en banlieue, non ? J’en connais même qui à force de se faire appeler maîtres finissent par prendre les autres pour des esclaves. Ne serait-ce d’ailleurs pas le cas de ta chère femme ? Eh bien quoi, ne sais-tu donc plus plaisanter ? Aurais-tu perdu ton sens de l’humour depuis que tu es marié ? N’as-tu vraiment jamais eu envie, même pour rire, de lui demander si au fond, la maîtresse-femme, qu’incontestablement elle est, n’aurait pas préféré se faire appeler maîtresse plutôt que maître ? Il fut un temps où tu n’aurais pas hésité. Décidément, le mariage, ça vous change un homme. Certes, je sais que tu l’aimes beaucoup, même si de son côté elle m’aime autant qu’un chat peut aimer l’eau, et que du mien je n’ai toujours pas compris ce que tu as bien pu lui trouver…mais enfin, admets tout de même qu’elle n’est pas toujours facile, en tout cas avec moi ». Comme il avait raison, et comme je me suis égaré. Qu’il puisse me pardonner, où qu’il puisse se trouver, de l’avoir si bêtement abandonné. D’aucuns y verront peut-être un peu de misogynie et se tromperont bien évidemment, car en aucun cas il ne s’agit d’imputer la faute à mon ex-femme ni aux femmes en général. En effet, si quand, étudiant, je refaisais le monde dans ma tête, j’avais en fait été étudiante et que par amour pour un bel Apollon, j’avais renoncé à mes perspectives de carrière, en aurais-je déduit que tout cela n’est que la faute des hommes, que décidément le mâle et le mal se confondent en un seul corps, celui qui fait souffrir les femmes depuis toujours ? Ni la faute aux hommes, ni celle des femmes, n’y a t’il donc aucune faute, aucun fautif ? La faute à l’argent peut-être, ce dieu de la société sans Dieu. Mais l’argent n’est après tout qu’un moyen même si aujourd’hui il tend à devenir une fin en soi. Que serait la vie sans argent ? Veut-on en revenir au troc ? L’argent favorise le commerce et le commerce favorise la civilisation et donc à priori la paix que ceux qui se livrent au pillage ne respectent pas. Le commerce suppose des règles, des convenances que l’argent encourage. Alors donc pourquoi vouloir chercher la faute, là où il n’y a peut-être rien d’autre que la chance, la malchance et tout ce qui fait la vie dans ce monde. Quoi qu’il en soit si faute il y a eu, je ne suis personnellement pas en mesure d’en désigner l’auteur(e), si ce n’est peut-être Dieu lui-même, encore qu’en tant que Dieu il est censé n’en commettre aucune, et à condition qu’il soit vraiment tout puissant, car évidemment s’il ne l’était pas, il ne saurait être tout responsable. Mais s’il n’était ni tout puissant ni donc tout responsable, serait-il toujours Dieu, ou juste un dieu peut-être parmi de très nombreux autres ?
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