top of page
Rechercher

La fabrique des monstres

Alain G

Dernière mise à jour : 7 mars 2020

Jacques et Maurice étaient voisins et avaient chacun un enfant du même âge mais pas du même sexe.  Jacques avait un fils qu'il battait régulièrement depuis pratiquement toujours et Maurice une fille qu'il choyait autant que Jacques traitait au contraire son fils durement. Bref Maurice était le mari et père idéal aux yeux de tous, alors que Jacques passait pour une ordure accomplie. Tout le monde, les autorités, la police y compris, savait que Jacques battait son fils tout comme il avait battu sa femme et même son chien avant que ceux-ci ne finissent par mourir. Son fils en revanche était de constitution beaucoup plus robuste, ce qui avait le don d'énerver encore plus son père qui redoublait de violence à son égard. Mais son fils était habitué, il ne connaissait que ce langage. Personne n’avait songé à lui en apprendre un autre.  Autant dire que dans le quartier, il passait pour une terreur, un bagarreur que tous craignaient plus ou moins. C'est que le bougre avait de quoi impressionner par son physique qu'il tenait de son père, lui aussi jadis caïd de son quartier jusqu’à ce qu’ayant atteint ses 16 ans ses parents l'aient placé dans une ferme où il ne se plaisait guère et dont il s'était échappé aussi vite que possible pour s’engager dans la légion. Ses parents ne le revirent jamais et n'en éprouvèrent à vrai dire, ni plus que lui à leur égard, aucun manque véritable. C'était il y a très longtemps, au temps où les autres garçons de son âge ne songeaient qu’à faire le beau.   Les années passèrent et Jacques finit par revenir habiter la maison que feu ses parents lui avaient laissée. Très vite, il rencontra sa femme et lui fit un enfant. On ne sut jamais, car à l'époque ces choses ne se disaient pas, si sa femme l'avait épousé par choix ou si elle y fut contrainte par l'enfant qu'elle portait de lui. En ce temps-là, c'était la règle et personne n'osait y déroger sans se faire exclure de la société. Mais tout le monde pensait qu'il avait dû la violer, car sinon jamais la malheureuse n'aurait voulu de lui. C'était un être que tout le monde craignait mais que personne n'aimait.   Un jour son fils croisa la fille de Maurice et lui fit ce que sans doute son père avait fait jadis à sa défunte mère. Mais la fille de Maurice n'était pas la femme de Jacques. L'époque avait changé. Elle ne se laissa pas faire. Elle se débattit, cria tant et si bien qu'il finit par la tuer, mais pas sans l’avoir littéralement massacré au préalable à coups de poings et coups de pieds. Le corps quand on l'a retrouvé était méconnaissable. Un camion l'aurait écrasé qu'elle n'aurait sans doute pas été dans un tel état. Un crime sadique qui dépassait l'entendement et dont on parla un peu partout dans le monde où son nom faisait frémir de dégoût et d'effroi. Comment un jeune homme, presque encore un adolescent avait-il bien pu faire ça ? La belle question, la belle hypocrisie. Le père de la malheureuse ne parlait plus tant il fut choqué. Mais il n'avait rien dit non plus quand son voisin battait celui qui allait devenir le meurtrier et tortionnaire de sa fille adorée. Personne d'ailleurs n'avait jamais rien dit ou seulement en chuchotant pour que le monstre, comme on le surnommait, ne les entendent surtout pas. Le jury bien sûr le condamna pour l'exemple, au grand dam de son compagnon de cellule qu'il finit par tuer à son tour après l'avoir régulièrement torturé, avec la lâche complicité des gardiens qui tous jurèrent n'avoir jamais rien entendu.

Un jour voulant s'évader, il tua l'un de ses gardiens qui, sourd aux plaintes du malheureux compagnon de cellule du monstre comme on l'appelait désormais, ainsi que jadis on appelait aussi son père, mort depuis après une mémorable nuit de beuverie, ne l'avait sans doute pas non plus entendu venir. Ses collègues l'abattirent alors de plusieurs coups de pistolets et une fois gisant à leurs pieds, son corps criblé de balles, ruisselant de sang, s'acharnèrent sur sa dépouille comme des bêtes en pleine frénésie. Aucun d'entre eux n'en fut jamais inquiété, pas plus que personne jamais ne demanda ce qui avait bien pu causer toutes ces fractures qu'on avait retrouvées un peu partout en lui. Le lendemain les journaux titrèrent : le monstre est mort, comme si par leur hypocrisie ordinaire ils n'avaient pas un peu tous participé à faire de lui ce qu'il était devenu. Des monstres qui jugent leur œuvre aurait-on pu dire, car en fin de compte à qui attribuer la palme du plus monstrueux ? Au monstre lui-même ou à ceux qui l’ont fabriqué ? Il faut dire aussi que lors du procès, au cours de leurs délibérations, les jurés avaient cru bon de se mêler aux aboiements de l'opinion en le condamnant à la prison plutôt qu'à l'asile. Pourtant entre la version du monstre et celle du fou certains hésitèrent tant ils avaient du mal à concevoir qu'on puisse être à ce point insensible et normal. Il eut mieux valu que ce fût de la folie. Mais il fallait calmer l'opinion, alors ce fut la prison. Et d'ailleurs comment, éduqué à coups de poings, d'indifférence et d'hypocrisie aurait-il donc bien pu apprendre la sensibilité, alors que pour survivre à ce régime il lui avait fallu la refouler au plus profond de lui ?  Comment avaient-ils tous pu devenir aussi hypocrites aurait sans doute été une meilleure question qu'ils auraient pu avoir à tous se poser, plutôt que de jouer ainsi cette mauvaise comédie.

5 vues0 commentaire

Posts récents

Voir tout

Hypocrisie

Si on me demandait quel serait pour moi le comble de l’hypocrisie, je dirais que les exemples en la matière ne manquent certes pas, mais...

Sacrifice

Je n’ai pas la religion du sacrifice, mais je pourrais éventuellement faire le sacrifice de ma vie pour quelqu’un que j’aime ou, le cas...

Évolutionnaire

Quand j’étais jeune, j’avais, comme beaucoup d’autres jeunes je pense, une vision très idéalisée de la révolution. Et puis j’ai vieilli...

Comments


bottom of page