Il est trop tard pour faire l’apologie de la lenteur : la vitesse a gagné pour le meilleur, voire pour le pire. Le meilleur, c’est sans doute l’accélération du progrès. Le pire, c’est probablement la fin d’un temps peut-être imaginaire dont certains ont la nostalgie.
Déjà petite, Agathe aimait prendre son temps. Devenue grande, rien n’a fondamentalement changé son état d’esprit. Elle aime toujours prendre son temps, flâner, ne rien faire. Autant dire, qu’elle contraste avec son entourage qui est bien dans son époque, une époque où il faut aller vite, ne jamais rester sans rien faire, toujours avoir des activités, fussent-elles des activités de loisirs, mais des activités quand même, être actif, car passif est devenue presque une insulte. Agathe, elle, n’aime pas cette époque qui est la sienne. Elle ne comprend pas tous ces gens qui passent leurs journées à courir. Après quoi ils courent, elle l’ignore. L’argent peut-être. Aujourd’hui en effet, comme chacun sait, le temps c’est de l’argent. Plus rien n’est gratuit, ni même le temps. Il faut aller vite ! Mais Agathe n’aime pas se presser. Elle aurait aimé vivre en un temps où l’on aurait pu aller lentement. Elle n’est pas contre le progrès mais ne veut pas en payer le prix, si le prix à payer se mesure en productivité par heures, minutes ou par secondes. Les heures, elles les passent volontiers à ne rien faire ou à traîner. Elle est en complet décalage par rapport à son époque et elle l’assume. Chez elle, un téléphone fixe mais point de portable. L’idée de devoir répondre à toute heure du jour et même de la nuit lui est insupportable. Elle passe pour une originale auprès de ses amies qui toutes ont leur téléphone portable toujours à portée de main, prêtes à décrocher, lire ou écrire un texto. C’est à celle qui ira le plus vite. Ses proches voyagent en avion, alors qu’elle ne l’a jamais pris : elle préfère le train ou le bateau pour aller en vacances. Son petit ami voudrait bien la convertir à la modernité, qui rime avec rapidité, mais tout son être s’y oppose. Des enfants, bien sûr, elle en aurait voulu, mais si pour ça il faut se mettre à courir de la maison à la crèche et de la crèche au boulot, elle n’y est pas prête au grand dam de ses parents qui se désespèrent de n’avoir pas encore de petits enfants. On lui reproche de ne pas être moderne, mais elle répond que si pour être moderne il faut vendre son âme au diable de la vitesse, elle préfère s’en abstenir et s’en porte tout aussi bien. Et tout aurait pu continuer ainsi pendant longtemps encore quand se produisit ce qu’elle n’avait pas prévu professionnellement.
Elle travaillait pour une association à but non lucratif dans laquelle il n’était pas encore question d’être productif comme on l’attend de la majorité des salariés du secteur privé (et peut-être même des fonctionnaires), jusqu’à l’arrivée d’un nouveau directeur formé à l’école du rendement et de la productivité. Moralité, elle fut licenciée. Après de vaines recherches d’emploi, elle se résolut à y mettre un terme provisoirement le temps de faire un ou deux enfants comme le réclamait son compagnon sans oublier ses parents qui lui en faisaient régulièrement le reproche. C’est ainsi que naquirent Guillaume et Zoé. Elle n’imaginait pas que le rôle de parent était à ce point un travail à plein temps plus prenant que le travail qu’elle avait perdu avant de devenir mère. Ses enfants étaient si exigeants qu’elle n’avait plus de temps pour elle. Elle en fit une dépression dont elle eut grand peine à sortir. En fait, si elle avait su ce que cela implique, elle n’aurait jamais accepté d’être mère. Elle s’est faite avoir, se dit-elle. Ce n’est pas qu’elle n’avait pas la fibre maternelle, mais elle voulait du temps pour elle et n’en avait plus du tout. C’est comme si elle avait été convertie de force au culte de la vitesse et plus moyen de pouvoir s’en échapper, car quand on devient mère c’est bien sûr pour toujours. Il y avait certes les jours où ses parents acceptaient de garder leurs petits-enfants pour la soulager un peu, mais elle n’y retrouvait pas son compte dans ces petites récréations. Petit à petit elle accepta l’idée de rester mère au foyer, car reprendre une activité professionnelle en plus de son travail de mère était quasiment surréaliste compte tenu de ce qu’il lui restait de sa philosophie de vie. Puis les enfants grandirent et avec eux les désaccords qu’elle pouvait avoir avec son compagnon sur l’éducation qu’il convenait de leur donner. Fidèle à son état d’esprit, elle aurait préféré que ses enfants s’épanouissent, comme elle l’aurait voulu pour elle-même, en prenant leur temps. Mais le père ne l’entendait pas de cette oreille. Il voulait que ses enfants réussissent à l’école quitte à leur mettre la pression. C’est lui qui l’emporta, car au fond ses enfants n’étaient pas comme elle : ils appartenaient à la modernité, voulaient les smartphones les plus à la mode pour être comme leurs camarades, étaient accros aux jeux vidéos et à la vitesse ... Elle en fut triste et en devint amère, car tout lui avait échappé. Ne lui restait plus que la nostalgie d’une époque qu’elle n’avait pourtant jamais connue, et qui n’avait peut-être jamais vraiment existé.
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